Le Voyage en Gondole : 15ème et 16ème jours
Pepe Roncino et Tintoretta poursuivent leur voyage en gondole. Découvrez leur aventure autour de la maison hantée et leur pause café dans le bar préféré de Pepe Roncino.
Emeric Cristallini
10/1/202519 min temps de lecture


Quinzième jour : Santa Maria Mater Domini


Pepe Roncino
Aujourd’hui, on rentre dans le sestiere de Santa Croce. On va visiter l’îlot de Santa Maria Mater Domini. Mais auparavant, on va s’arrêter dans l’îlot qui se trouve entre celui-ci et celui où l’on a dormi, pour y faire des courses dans une supérette bio.
Tintoretta
On n’ira pas au restau ?
Pepe Roncino
Non, on se fera des sandwiches et on mangera des fruits ; en revanche, on ira plusieurs fois dans un café où j’ai mes habitudes, sur le campo Santa Maria Mater Domini.
Allez, on est parti ! On va prendre le rio San Cassian vers le Grand Canal… Sur le Grand Canal, on tourne à gauche… on longe la Cà Corner della Regina. C’est à l’emplacement de ce palais qu’il y avait le palais où est née en 1454 Caterina Corner, ou Cornaro, qui allait devenir reine de Chypre en épousant Jacques II de Lusignan. Tu te souviens, c’est elle que Le Tintoret a peint sur un tableau qui se trouve dans le palais Giustiniani-Recanati ?
Tintoretta
Oui, sur les Zattere ! Le Tintoret a peint son départ pour Chypre.
Pepe Roncino
En effet ! Comme je te l’ai raconté, elle resta veuve à 19 ans puis perdit son fils, héritier de la couronne, un an après. Malgré tout, la République de Venise, qui exerçait son hégémonie sur Chypre, lui permit de conserver sa couronne jusqu’en 1489, où elle dut abdiquer pour pouvoir se remarier. Quand elle revint à Venise, la République de Venise organisa en son honneur un cortège de gondoles sur le Grand Canal. C’est en souvenir de ce cortège que Venise organise chaque année la régate historique le premier dimanche de septembre. Caterina mourut dans le palais qui la vit naître, en 1509…
On va s’arrêter juste après ce palais, à l’embouchure de la calle Cà Corner. On prend cette ruelle qui se prolonge par la calle Regina où se trouve Natura Si, la supérette bio….
Voilà, on a tout ce qu’il faut pour bien manger aujourd’hui ! On repart dans notre gondole ! On va prendre un tout petit peu le Grand Canal.
Tintoretta
On peut admirer une dernière fois la Cà d’Oro presque en face !
Pepe Roncino
Oui, mais maintenant, admire la Cà Pesaro ! On va tourner juste avant et la longer sur le côté. Ce palais a été construit par Baldassare Longhena et son élève Gaspari. Il abrite, depuis la fin du XIXème siècle, deux musées : un musée d’art oriental et un musée d’Art moderne.
Tintoretta
On les visitera ?
Pepe Roncino
Oui, ça sera nos visites du jour ! Regarde les mascheroni, les masques sculptés en bas du palais ! On se trouve maintenant sur le rio delle Due Torri …
On va s’arrêter sur le campo Santa Maria Mater Domini, le cœur de l’îlot…


Une petite place où sont réunis les trois styles architecturaux prédominants à Venise : vénéto-byzantin, gothique et Renaissance. A droite, se trouve la Cà Barbaro, refaite au XVème siècle dans le style Renaissance mais qui conserve au premier étage une fenêtre à quatre ouvertures et des arcs à trois lobes de style gothique et en-dessous, une corniche à quatre lobes qui représentait les armoiries de la famille Barbaro ; sur le lobe inférieur, on peut encore lire : Malo mori Quam Fedari, c’est-à-dire : « Je préfère mourir plutôt que trahir ».
A gauche, le case Zane, du début du XIIIème siècle, avec une fenêtre à quatre ouvertures, de style vénéto-byzantin, surmontée de croix et de patères… Et en face, le palais Viaro-Zane, de style gothique du début du XIVème siècle, avec au premier étage, une fenêtre à cinq ouvertures, dont deux sont murées, et des arcs à trois lobes, et au second étage, également une fenêtre à cinq ouvertures mais de style Renaissance….






Pepe Roncino
En-dessous de ce palais, se trouve mon café favori ! Et au-dessus, on aperçoit le haut du campanile… L’église se trouve dans la ruelle à droite, la calle della chiesa. Regarde ce bas-relief ! Il représente la Vierge et l’Enfant… La façade est attribuée à Jacopo Sansovino. Allez, rentrons dans l’église !








Tintoretta
Ah, je vois une toile du Tintoret ! L’invenzione della Croce ! Il l’a peinte en 1562…


Je suis contente ! Ces jours-ci, je vois beaucoup d’œuvres du Tintoret !
Pepe Roncino
C’est un peu parce qu’on se trouve dans le quartier où il passa sa jeunesse… Allons maintenant boire notre cappuccino ! C’est sur cette terrasse où j’ai l’habitude de lire le Corriere della Sera le matin.
Tintoretta
Je demande des brioches ?
Pepe Roncino
Oui, on peut se permettre ; aujourd’hui, on fera des repas diététiques… Cette terrasse de café me fait penser à une comédie de Goldoni, La bottega del caffe, qui se déroule sur une place de Venise, où se croisent les habitués, notamment ceux qui travaillent à côté. Quand je lis cette comédie, c’est cette place que j’imagine…


Avant d’aller visiter la Cà Pesaro, je vais te montrer la maison où est né Francesco Hayez.
Tintoretta
Celui qui a peint Le Baiser ?
Pepe Roncino
Oui, que l’on peut admirer à la Pinacothèque de Brera, à Milan…


Hayez est né ici dans la corte Rota, que l’on rejoint par la calle Longa.








Il y est né le 10 février 1791. Sa mère était originaire de Murano tandis que son père, Giovanni, était originaire de Valenciennes, dans le Nord de la France. Un peu surprenant, compte tenu de son patronyme… Ses parents manquaient de ressources financières pour assurer le bien-être de leurs cinq enfants. Ils se résolurent donc à confier Francesco, dès l’âge de six ans, aux soins de sa tante maternelle et de son conjoint, Francesco Binasco, un antiquaire et marchand de cadres originaire de Gênes. Dès le début de l’année 1797, donc, Francesco Hayez quitta sa maison de naissance pour s’installer chez sa tante et son oncle. Ce fut surtout son oncle qui s’occupa de son éducation, s’étant très vite rendu compte du talent du petit Francesco. Assez vite, ce dernier put ainsi fréquenter une école de dessin tenue par un certain Zanotti. Mais celui-ci mourut peu de temps après. Le petit Francesco, que j’appelle ainsi pour le distinguer de son oncle, qui s’appelait aussi Francesco, fut alors placé par ce dernier auprès d’un peintre du nom de Francesco Maggioto – encore un Francesco – qui jouissait alors d’une certaine notoriété. Il était d’ailleurs inspecteur chargé de la protection des peintures exposées dans les églises. Pendant les trois années où il fut l’élève de ce Maggioto, Francesco Hayez put ainsi côtoyer les œuvres des grands peintre vénitiens et notamment découvrir celles de Gregorio Lazzarini, qu’il choisit d’étudier plus particulièrement, car étant le plus proche de ses inclinations. Dans les premières années du XIXème siècle, son oncle lui permit de fréquenter la galerie Farsetti où il put s’exercer à la sculpture en plâtre sur le modèle des statues qui y étaient exposées. Assez vite, Francesco Hayez fut même admis à l’école du nu de l’Académie des Beaux-arts de Venise. Il y rencontra le peintre Lattanzio Querena, qui lui apprit le bon usage de la couleur. Il fut un très bon élève, au point de recevoir, le 1er avril 1805, le premier prix pour un dessin de nu. Lorsque Venise fut intégrée au royaume d’Italie instauré par Napoléon Ier, en 1806, une nouvelle Académie des Beaux-Arts fut créée, dont le siège fut transféré dans les locaux de l’ancienne Scuola della Carità, là où se trouvent aujourd’hui les Galeries de l’Académie. Francesco Hayez put y suivre les cours de Teodoro Matteini, chargé de l’enseignement de la peinture d’histoire. C’est à ces années que remontent ses premières œuvres. En 1809, il remporta un nouveau prix, qui lui conféra une bourse pour aller se perfectionner à Rome pendant trois ans. Il quitta ainsi pour la première fois Venise en octobre 1809. A l’été 1813, il envoya à l’Académie de Venise, la grande œuvre de ses trois ans d’études à Rome, Rinaldo e Armida.
Cette œuvre fut particulièrement appréciée, au point qu’elle lui donna droit à une quatrième année d’études à Rome. Il continua à bien travailler, ce qui lui permit de remporter, le 17 mai 1813, un nouveau prix avec l’Atleta trionfante. L’année suivante, il réalisa une grande toile commandée par un ministre du roi de Naples, Ulisse alla corte di Lacinoo. Cette toile se trouve aujourd’hui au palais royal de Capodimonte. Il se fit confier également la décoration d’un couloir des musées du Vatican. Quelques mois après avoir épousé Vincenza Scaccia, en juin 1817, il retourna à Venise à la demande du président de l’Académie, le comte Leopoldo Cicognara, pour lequel il peignit un tableau : Ritratto della famiglia Cicognara. Francesco Hayez logea, avec sa jeune épouse, chez son oncle Binasco puis chez sa sœur. Il revit aussi son père Giovanni. On lui confia la décoration de palais à Venise et à Padoue.
En même temps, il commença à réaliser des tableaux avec des sujets historiques, comme le Pietro Rossi – qui fut condottiere pour Venise durant la dernière année de sa vie, en 1337 - qu’il put exposer à l’Académie de Brera, à Milan, lors de l’été 1820.


Le succès qu’il rencontra à cette occasion lui permit, en 1822, d’obtenir un poste auprès de cette Académie prestigieuse de Brera. En 1823, il quitta définitivement Venise pour s’installer à Milan. C’est cette année-là qu’il réalisa la grande toile de L’ultimo bacio di Giuletta e Romeo, exposée aujourd’hui à la Villa Carlotta de Tremezzo, au bord du lac de Côme.
Il n’oublia pourtant pas Venise, comme en témoignent quelques-unes de ses œuvres : les « Due Foscari »


Mais également : « Gli ultimi momenti del doge Marin Faliero »


ou « La fuga di Bianca Cappello da Venezia » dont je t’avais parlé avant-hier.


En 1850, il obtint la chaire de peinture à l’Académie de Brera. Il mourut à Milan le 12 février 1882…
Allez, on va maintenant visiter la Cà Pesaro ! On repasse devant le bar puis l’église et on poursuit tout droit… On passe sous le sottoportego del Fenester


… On se retrouve dans la corte del Tiozzi et, toujours tout droit, on rejoint la calle del Tiozzi, que l’on prend du côté gauche…




et, juste avant le canal, on tourne à droite pour se retrouver sur la fondamenta Pesaro qui nous conduit à l’entrée de la Cà Pesaro. On va surtout visiter le musée d’art moderne, qui contient des œuvres de Chagall, Kandinsky, Klimt, Klee, Bonnard, Matisse, De Chirico…
Mais surtout, il y a en ce moment une exposition sur les Ritratti veneziani, les portraits vénitiens, où l’on peut voir des œuvres de Francesco Hayez…


Tintoretta
J’aime beaucoup De Chirico !


Pepe Roncino
Ce ne sera pas très vénitien mais ça permettra de visiter ce très beau palais. Il fut construit sur les plans de Longhena mais, à la mort de celui-ci, l’architecte fut Gaspari, un élève de Longhena, qui le termina vers 1710.
Le palais appartenait à la famille Palmieri, qui arriva de Pesaro, une ville au bord de l’Adriatique, en 1225. Cette famille finit par être appelée Pesaro. Le plus connu de la famille fut Giovanni, qui fut élu doge en 1658…
















Tintoretta
Mais je vois qu’il y a en ce moment une exposition sur les Ritratti veneziani,
Pepe Roncino
Oui, les portraits vénitiens, où l’on peut voir des œuvres de Francesco Hayez…










On va maintenant boire un cappuccino sur la terrasse de la cafétéria du palais, au bord du Grand Canal…
Tintoretta
Chouette ! Un très bel endroit !






On sort maintenant… Regarde ce beau puits dans la cour ! Il serait de Jacopo Sansovino.


Avant de rentrer à la gondole, on va manger un bon panino de Leda.
Tintoretta
Chouette ! Comme toi, j'aime beaucoup ce bar...
Seizième jour : Sant'Agostin


Pepe Roncino
Aujourd’hui, on retourne dans le sestiere de San Polo. Mais avant de quitter le sestiere de Santa Croce et cet îlot, on va boire notre cappuccino !
Tintoretta
Servi par Leda !
……………………………………………………………………………………………………………………….
Pepe Roncino
Allez, on aura bien profité de cet endroit ! On rejoint notre gondole… On va reprendre le rio delle Due Torri…
On poursuit tout droit par le rio de San Polo…. On tourne à droite pour prendre le rio de Sant’Agostino… Puis on tourne à droite pour prendre le rio Marin…. On s’arrête en face sur le campo San Boldo…








Tintoretta
Le campanile est coupé ! Et on dirait qu’il est habité !


Pepe Roncino
Oui, ce campanile, qui date du XIVème siècle, a perdu sa partie supérieure et il est effectivement devenu un immeuble d’habitation ! Il est accolé au palais Businello, dit aussi palais San Boldo, construit au XVIème siècle. Il y avait auparavant une église, qui a été démolie en 1826. Elle était dédiée à Sant’Ubaldo, un saint du XIIème siècle, originaire de Gubbio, en Ombrie….
Regarde cette maison au pied du campanile !






Il y a un siècle, dans les années 1920, cette maison fut le théâtre d’évènements étranges. A la fin du mois de juillet, la maison fut bombardée par des jets de pierres qui brisèrent les vitres des fenêtres. Ces pierres arrivaient de partout, y compris du ciel. Tullio Gioppo, qui habitait dans cette maison depuis mars, avec sa femme, un fils et une fillette, eut beau chercher d’où venaient ces pierres, il ne trouva aucune explication. Au bout de vingt jours, il finit par signaler les faits aux autorités. Des gardes royaux puis des escadrons fascistes furent postés autour de la maison. Mais les pierres continuaient de tomber. Une foule de curieux s’assemblait dans le jour autour de la maison, qu’on appelait la « maison des pierres ». Au bout de plusieurs semaines, de nouveaux phénomènes apparurent : des objets se mirent à voler dans la maison et les cadres pendus au mur se déplaçaient tout seuls. Selon une vieille habitante de l’îlot, l’explication de ces phénomènes devait être recherchée dans la construction de cette maison à l’endroit où se trouvait auparavant l’église et où le prêtre qui y officiait avait été assassiné. L’esprit tourmenté de ce dernier continuait de planer sur les lieux. Les spécialistes de ces phénomènes étranges en concluèrent que la maison était victime de « poltergeist », d’esprits frappeurs, comme dans les fims des années 80, qui avaient coutume de se manifester lorsqu’une fillette vivait dans la maison hantée. De fait, dès que la fillette fut éloignée, les phénomènes cessèrent. Depuis, on ne sait pas si de nouvelles fillettes ont habité dans cette maison ; toujours est-il que les phénomènes ne se reproduisirent pas…
On prend maintenant la calle San Boldo sur la droite… puis de nouveau à droite la calle del calice… On arrive sur le campiello Grimani et on poursuit par le ramo del rio terà…. On arrive sur le rio terà primo, que l’on prend sur la gauche… On arrive sur le rio terà secondo !
Tintoretta
Ensuite, il y a un rio terà terzo ?
Pepe Roncino
Non, il n’y a pas eu d’autre comblement de canal ! On fait un petit crochet à gauche pour voir le campiello del Forner…


On retourne sur le rio terà secondo et on prend à gauche la calle del Scaleter.
Sur le côté gauche, une plaque rappelle l’emplacement d’un café où Casanova rentra lorsqu’il chercha un médecin pour le sénateur Bragadin.


Tintoretta
Ah oui, je me souviens ! C’était l’histoire du campo San Polo !
Pepe Roncino
En poursuivant sur cette calle et en prenant la calle del Cristo, on tombe d’ailleurs sur une boutique de masques en l’honneur de Casanova.


On retourne sur le rio terà secondo… Je te montre, à gauche, le ramo Astori au bout duquel il y a une plaque en l’honneur de Daniele Manin…


Tintoretta
Qui était Daniele Manin ?
Pepe Roncino
Il fut le chef de la République de San Marco en 1848-49, une République éphémère qui suspendit pendant 18 mois la domination de l'Empire austro-hongrois.
On retourne sur le rio terà qui, à gauche, nous conduit sur le campo Sant’Agostin.


Sur cette place se trouvait un bloc de maisons, le case dei Tiepolo où habitait Bajamonte Tiepolo, qui, en 1310, tenta, à la tête d’une conjuration, de renverser la République de Venise. Il fut exilé en Dalmatie et l’Etat ordonna la démolition des maisons des Tiepolo et à leur emplacement fut érigé une colonne d’infamie (que l’on trouve aujourd’hui au musée Correr) ; il subsiste de cette colonne cette plaque avec l’inscription : col. Bai., colonna Baiamonte et l’année en chiffres latins…


Je te raconterai l’histoire de cette conjuration ce soir…
On poursuit par la calle della chiesa… qui conduit au campiello Sant’Agostino, où il y avait autrefois l’église Sant’Agostin.
Tintoretta
Décidément, on ne verra pas d’église dans cet îlot !
Pepe Roncino
En effet, cette église, comme celle de San Boldo, a été démolie à l’époque napoléonienne… Avant de terminer notre visite, regarde au n° 2311, cette plaque rappelant qu’un certain Alde Manuce (Aldo Manuzio en italien) créa dans ce bâtiment une imprimerie en 1494. La typographie avait été inventée vers 1450 par Gutenberg mais c’est à Venise que la plupart des premiers livres imprimés furent produits. Manuce fut surtout l’inventeur des caractères italiques….
Regarde maintenant ce bas-relief à l’angle avec le rio terà primo della Parrucchetta...


Tintoretta
On n’a plus rien à visiter ?
Pepe Roncino
Si, tout à l’heure, on visitera la Taverna Da Baffo, que tu vois là, sur le campiello !
Il baffo (le moustachu) était le surnom de Giorgio Alvise Zorzi, un sénateur de la République de Venise au XVIIIème siècle, qui était aussi poète.
Tintoretta
On sera bien sur cette petite place tranquille !


Pepe Roncino
Oui, mais viens avec moi pour réserver ; ainsi, tu verras l’intérieur qui a beaucoup de charme, avec toutes ses lanternes…
Tintoretta
Après ce dîner dans la taverne, c’est le moment de l’histoire de la conjuration !
Pepe Roncino
En 1310, Venise était en conflit avec le Pape à propos de la souveraineté sur Ferrare. Celui-ci avait excommunié tous les Vénitiens et annoncé que seraient excommuniés tous ceux qui commerceraient avec eux. Ces conséquences de ces conflits avaient provoqué beaucoup de mécontentement dans la population. Les Tiepolo, les Querini et les Badoer, qui étaient depuis les origines de grandes familles de Venise, exploitèrent ce mécontentement populaire pour tenter de renverser le pouvoir en place. On ne sait pas précisément s’ils voulaient simplement écarter le Doge Piero Gradenigo ou bien renverser la République pour la remplacer par une seigneurie, comme dans le reste de l’Italie.
En réalité, ce qu’on appelait la République de Venise n’en était pas une au sens actuel du terme. Au tout début, Venise était dirigée par un seul homme, le doge nommé par Byzance. Lorsque Venise commença à devenir indépendante de Byzance, le doge fut nommé par une assemblée populaire, l’Arengo, composée de l’ensemble des habitants de Venise. Mais en 1172, l’élection du doge est retirée à l’Arengo pour être confiée au Grand Conseil, composé de cent membres élus parmi la population masculine de Venise. En 1297, une réforme permit d’élargir la composition du Grand Conseil à 900 membres en 1310, en favorisant l’éligibilité des membres des familles qui en avaient déjà fait partie. Mais en même temps qu’était étendue la composition du Grand Conseil, on restreignait les possibilités pour de nouvelles familles d’y entrer. C’est ainsi que la République de Venise devenait une République aristocratique. Certes, cette réforme ne portait pas préjudice aux familles Querini, Tiepolo et Badoer qui restaient éligibles au Grand Conseil. Mais chacune de ces familles avait des motifs d’hostilité envers le pouvoir en place. Marco Querini était le commandant de la forteresse de Castel Tebaldo, à Ferrare. Celle-ci fut assiégée par les forces pontificales et leurs alliés : les Padouans, les Florentins, les Lucquois, les Anconitains…
Lorsque la garnison, affaiblie par une épidémie se rendit le 28 août 1309, Marco Querini venait de s’enfuir à Venise. Le doge et ses soutiens le rendirent responsable de cette défaite, ce qui suscita chez ce dernier une grande animosité. Badoero Badoer, qui avait des terrains à Peraga, près de Padoue, avait beaucoup souffert des conséquences de la guerre. Baiamonte Tiepolo, quant à lui, avait surtout envie de profiter de sa popularité, due à son charisme, pour accéder au pouvoir. Lui et sa famille habitaient donc les maisons du campo Sant’Agostin. A l’aube du dimanche 14 juin 1310, il sortit de chez lui avec les membres de sa famille et se rendit dans le quartier des Querini, à San Giacomo di Rialto. C’est là que l’ensemble des conjurés habitant la Venise réaltine devaient se retrouver. Badoero Badoer devait les rejoindre avec des renforts regroupés dans son fief de Peraga.
La malchance des conjurés fut que durant la nuit, un violent orage éclata. A l’aube, il ne s’était pas calmé. Badoer dut rester dans sa campagne. A Venise, les conjurés passèrent quand même comme prévu le pont du Rialto, qui était encore un pont en bois. Après l’avoir traversé, ils tournèrent à droite mais ils se séparèrent sur le campo San Salvador : Marco Querini et ses fils prirent à droite la calle dei Fabbri, tandis que Baiamonte Tiepolo et ses proches prirent à gauche les Mercerie. Le problème est qu’entre temps, le Doge Piero Gradenigo ayant été informé la veille au soir de la conjuration, sans doute par des traîtres du camp de celle-ci, avait eu le temps de réunir le Petit Conseil et de réclamer des renforts aux podestats de Chioggia, Torcello et Murano, autres îles de la lagune. Ainsi, au moment où le groupe des Querini arriva sur la place Saint Marc par le ponte dei Dai, les troupes du Doge étaient déjà rassemblées et purent sans difficulté disperser les rebelles. Marco Querini renonça cette fois à s’enfuir et fit démonstration de son courage ; il fut tué immédiatement.
Entre temps, Baiamonte était parvenu au campo San Zulian où verdissait alors un sureau. Ses partisans firent halte autour de cet arbre avant de se diviser en deux groupes, dont l’un devait rejoindre, par la Spadaria et San Basso, la Piazzetta dei leoncini, tandis que l’autre, le plus important, continuerait à travers les Mercerie. Cette halte leur fit perdre un temps précieux et sans doute fatal car elle leur empêcha d’arriver sur la place Saint Marc en même temps que le groupe des Querini, ce qui aurait rendu la lutte moins inégale. Alors qu’ils n’étaient pas encore arrivés sur celle-ci, les Querinis s’étaient déjà dispersés et les troupes du doge avaient investi toutes les ruelles qui venaient du Rialto. Séparés en deux groupes, les Tiepolo ne purent pas résister à la charge des troupes régulières. De son côté, Badoero Badoer, qui avait fini par partir de sa campagne, en profitant d’une accalmie, se heurta au podestat de Chioggia, Ugolino Zustinian, qui le fit prisonnier. Il fut ensuite condamné et décapité. Baiamonte, de son côté, se replia avec les survivants de son groupe de l’autre côté du Grand Canal mais finit par se rendre. Il fut banni de Venise et, comme on l’a vu ses maisons démolies…
Bonne nuit Tintoretta !